Par Valérie Bugault − Septembre 2018
Source:Le Saker francophone
Dans le contexte de la récente adoption, en Russie, d’une réforme très controversée sur les retraites (pour en savoir plus, vous pouvez vous référer à cet article de Madame Bechet Golovko) et d’une ligne rouge mise par les Russes en Syrie (Idlib) en cas de nouvelle attaque au gaz sous faux drapeau, nous avons trouvé utile de poser quelques questions à Alexandre Douguine qui a eu l’extrême amabilité d’y répondre, en français, de façon très détaillée.
Valérie Bugault : – Vladimir Poutine a-t-il perdu, en politique intérieure, toute marge de manœuvre face au clan Medvedev ?
Alexandre Douguine : – Je ne crois pas que l’on puisse considérer le clan Medvedev comme une force indépendante parce que la politique russe est l’image de la mentalité personnelle, et même individuelle, de Poutine lui-même. Donc, je crois que Poutine est un personnage double, il y a en lui quelque chose comme un dysfonctionnement bipolaire. Il y a deux pôles chez lui, le pôle « patriote » et le pôle libéral. Le pôle patriote est bien connu car c’est lui qui est la cible de l’agression des globalistes, des mondialistes, de tout le monde, de l’Occident en général ; donc cet aspect de la personnalité de Vladimir Poutine est très connu. Mais, ce serait une erreur de considérer V. Poutine comme uniquement représentant de ce pôle patriote. Le clan Medvedev est l’image non pas d’une force indépendante qui serait extérieure par rapport à Poutine, mais c’est l’image de l’autre pôle de Poutine lui-même, beaucoup moins connue ; beaucoup moins reconnue aussi parce que le côté « patriote» est plus gênant pour l’Ouest, pour l’Occident. Le côté libéral, qui est tout à fait organique à la figure bipolaire de Poutine, que je considère dans mon livre comme ayant une personnalité à la fois solaire et lunaire, est tout à fait intégré à la personnalité de V. Poutine. Le clan Medvedev n’est pas le représentant d’un quelconque clan autonome, il est l’image du libéralisme qui est inhérent à Poutine lui-même.
Donc, il y a une scission intérieure qui opère dans la figure de Poutine :
- Le côté patriotique, représenté par lui-même, par Lavrov et par Choïgou, par les personnalités qui s’occupent de la politique extérieure et militaire, qui est, bien sûr, patriote plus que libérale, plus que globaliste, qui est multipolaire et
- le côté libéral, plus voué aux valeurs du grand capitalisme et du monopole du capitalisme, plus ou moins limité par les limites de la nation politique, qui représente le côté économique, la politique intérieure de Poutine.
L’aspect libéral est proprement l’image des idées et des convictions de V. Poutine. Il ne s’agit pas de deux clans, Poutine d’un côté et Medvedev de l’autre, mais il s’agit d’un seul clan, celui de Poutine, qui est partagé entre deux pôles : le pôle plutôt patriotique, multipolaire et souverainiste de la politique extérieure ET le pôle intérieur, de la politique économique. Cette personnalité double de Poutine n’est pas acceptée en Occident parce que la logique simpliste veut voir Poutine unifié et non pas séparé en deux parties. De là vient l’idée fausse, répandue en Occident, d’un prétendu clan Medvedev qui représenterait une force autonome, alors que ce dernier est une pure marionnette, le guignol totalement contrôlé de Poutine. Cette image d’un clan Medvedev autonome est basée sur de fausses observations.
– La récente loi russe sur les retraites semble aller dans le sens de l’absence de velléité du pouvoir russe pour reprendre le contrôle politique de sa banque centrale…
– Précisément, Poutine hait tout ce qui est socialiste. Dans la Russie actuelle, le niveau de « justice sociale » est presque égal à zéro, beaucoup plus faible même que dans les pays asiatiques parce que Poutine est, je le répète encore, absolument libéral dans sa politique économique. Il est pour lui absolument naturel de prendre l’argent des pauvres pour le donner aux riches ; et c’est bien dans la manière du libéralisme qui défend le grand capital.
Poutine est le défenseur du grand capital, mais du grand capital national et non pas international. Vis-à-vis du peuple, Poutine est absolument libéral ; la « justice sociale » est pour lui une « fantaisie ennuyeuse », c’est quelque chose qui ne doit même pas être pris pour slogan. De ce point de vue, en matière économique, Poutine n’est pas populiste mais au contraire libéral dogmatique. C’est précisément pour cela que la banque centrale, que tous les monopoles et que le grand capital en général jouit en Russie de toutes les possibilités, de toutes les libertés et de toutes les garanties de l’État et de Poutine lui-même, cela au détriment du peuple et de la « justice sociale ». Cela n’est pas le résultat d’une erreur de la part de Poutine, il s’agit réellement de ses propres convictions car il est le défenseur du grand capitalisme étatique et du libéralisme totalement débridé, maintenu dans les limites de l’État. En même temps, il est patriote, souverainiste.
Je crois que les idées de Poutine sont plus ou moins proches de celles de Thomas Hobbes. Poutine c’est le Léviathan russe, l’étatisme libéral autoritaire. Vis-à-vis de la globalisation, de « l’unipolarité » américaine, Poutine est l’ennemi et l’obstacle, il est un opposant. Mais par rapport au peuple, Poutine est la force qui détruit tous les liens naturels, il est absolument asocial et antisocial, comme tous les grands capitalistes et les défenseurs du grand capital.
Pour Poutine, il ne s’agit pas de deux pôles de la politique, mais au contraire d’une synthèse bien organique parce que dans les deux cas il est en faveur de la force, de la souveraineté et de l’indépendance : l’État national russe doit être indépendant et souverain tout comme la force du grand capital qui lui aussi est souverain. C’est Poutine, on peut l’aimer ou le haïr mais il est comme ça.
Il y a dans l’histoire russe un débat très important entre les partisans de la conservation des possessions territoriales de l’Église, qui étaient les défenseurs des idées de Josef Volotsky et ses ennemis (les nestyajateli), qui étaient en faveur de la sécularisation des terres appartenant aux Églises, c’est-à-dire du transfert à l’État des biens ecclésiastiques. Dans l’histoire russe, il y a un parallèle remarquable entre la situation de Poutine aujourd’hui avec celle d’Yvan III, le grand-duc, Prince de la Russie moscovite, qui était plutôt en faveur de la sécularisation des terres mais en même temps trop respectueux du parti opposé. De son vivant, il lui a été impossible de résoudre le problème, qui fut laissé aux générations suivantes. Nous assistons aujourd’hui au même phénomène avec Poutine, qui est à la fois :
- La souveraineté politique, et à ce titre le symbole de tous ceux qui luttent contre l’unipolarité, le globalisme et l’hégémonie américaine ; et en même temps
- La souveraineté capitalistique et à ce titre le défenseur du grand capital, antisocial et génocidaire.
Du vivant de Poutine, le problème restera entier : jamais il ne fera de pas supplémentaire d’un côté ou de l’autre, car ces deux aspects sont chez lui étroitement liés. Il n’abandonnera jamais ni le souverainisme, la défense de la structure multipolaire du monde en politique étrangère, ni le capitalisme, la politique antisociale et la défense du grand capital, en politique intérieure. Ces deux aspects de sa politique ne lui sont pas imposés de l’extérieur, ils sont inhérents à ses propres convictions intérieures ; ces deux politiques sont issues de son propre choix, de sa propre idéologie. De son vivant, nous aurons toujours à faire avec ce « bipolarisme » de Poutine.
– Pourquoi le ton monte-t-il à propos d’un attentat sous faux drapeau prévu à Idlib ? Jusqu’à présent les « falses flags » ont été déjoués sans mettre de « ligne rouge », qui est exactement le détonateur nécessaire pour déclencher un « Armageddon »…
– Je crois que finalement le problème n’est pas Idlib, mais que c’est l’attaque sur la dernière forteresse de l’islamisme militant et les relations entre Moscou et Washington. Je crois qu’il y a un certain accord sur la « ligne rouge » entre Poutine et Trump. Depuis leur rencontre, il y a beaucoup plus de clarté dans tout cela qu’avant. La situation de cette « ligne rouge » n’est pas connue, même pour ses proches. Elle est peut-être mieux connue aux États-Unis qu’en Russie car en Russie tout est gouverné par un seul homme. Donc personne ne sait précisément où passe cette « ligne rouge ». Mais je crois que maintenant, il n’y a plus de place pour une troisième force, c’est-à-dire pour un quelconque lobby américain ou russe jouant avec cette « ligne rouge ». Poutine et Trump décident seuls, d’un commun accord, de l’endroit où passe cette ligne. Donc, si Poutine attaque Idlib, cela signifie qu’il y a un accord entre lui et Trump sur le calendrier du procédé, sur les mesures qui peuvent être prises dans le contexte et sur les conséquences qui en résulteront. Tout cela est maintenant très clair, et c’est la différence avec les heurts précédents. Parce que, sans le contact direct entre Poutine et Trump, l’État profond américain et le lobby du complexe militaro-industriel pouvaient jouer leur propre jeu, par exemple en menant des opérations sous fausses bannières ou décrire la situation comme inacceptable sur certaines conduites russes, etc. Aujourd’hui, ce n’est plus possible, l’essentiel est déjà connu par Trump et par Poutine. Je suis absolument sûr que Poutine n’a aucune raison de s’éloigner de ce plan ; je suis absolument sûr qu’il agit dans la limite des accords avec Trump, que cela fasse plaisir ou non aux autres groupes d’influence aux États-Unis. Je crois qu’il peut en effet y avoir une tentative d’organiser quelque chose maintenant et une tentative d’en accuser la Russie mais que ce sera secondaire par rapport à des décisions plus importantes, comme par exemple commencer ou non un « Armageddon ». Je ne crois pas que Trump veuille déclencher un « Armageddon », peut-être y sera-t-il ultérieurement obligé mais ce n’est pas actuellement le cas, il s’affirme au contraire de plus en plus face à l’État profond. Il est plus fort maintenant que s’approche le mois de novembre où il sera jugé par le Congrès ; je crois qu’il sera assez fort pour suivre, plus ou moins, la ligne qu’il a suivie jusqu’à aujourd’hui.
Donc je crois que cette opération d’Idlib est importante pour l’Arabie saoudite, le QataA et même la Turquie, parce que c’était leur carte à jouer en Syrie ; si la Russie est forte avec Assad, cela montre la stabilité de la position de la Russie en Syrie. Cette opération n’est pas importante vis-à-vis des américains ou des Israéliens mais plutôt vis-à-vis des États arabes qui soutenaient et soutiennent encore les forces islamistes radicales.
Je suis absolument sûr qu’il y a un certain accord entre Poutine et Trump et donc qu’il n’y aura pas aujourd’hui d’Armageddon ; pas aujourd’hui, peut-être demain, on ne sait jamais… Mais je ne crois pas que ça sera pour aujourd’hui car il y a un certain équilibre des forces.
Je voudrais attirer l’attention sur les relations entre la Russie et l’Iran, c’est beaucoup plus important. Parce que Trump n’a aucune sympathie pour l’Iran et je crois qu’il a insisté sur certains changements dans les relations russo-iraniennes. Et Poutine, dans ce sens, aurait pu ou pourrait faire quelques compromis en faveur de Trump ; mais je ne crois pas qu’il les ait faits ou qu’il les fera. C’est beaucoup plus important et n’a rien à voir avec Idlib.
Donc la manière décisive avec laquelle Poutine attaque Idlib montre qu’il est sûr de lui et cette tranquillité ne peut provenir que de son accord personnel avec Trump, au-delà de tous les russophobes présents dans l’Establishment américain.
– Pourquoi le dernier tour d’Europe a-t-il été fait par le chef d’État major des forces armées de la Fédération de Russie, Valery Guerassimov, et non par le ministre de la Défense Sergueï Choïgou ?
– Je ne sais pas, il s’agit de certaines tactiques diplomatiques. Aucune idée… Je crois que pour un pays engagé dans le conflit syrien, disons que le ministre de la Défense doit être, à mon avis, présent sur le territoire national.