Propos recueillis à Casablanca par Ristel Tchounand
La première édition de l’Aerospace African Forum qui s’est tenue le 16 février à Casablanca a connu la participation de plusieurs décideurs, au-delà de cette industrie en pleine gestation sur le continent. Parmi eux, Nasser Kamel, secrétaire général de l’Union pour la Méditerranée (UpM) qui, dans cet entretien avec La Tribune Afrique, revient sur l’intérêt de dupliquer régionalement les modèles de réussite africaine. Il présente, entre autres, sa vision d’un nécessaire renforcement de la coopération économique et industrielle entre « l’Europe, l’Afrique au sens large et le Moyen-Orient » dans le monde de demain. Entretien.
« L’avenir de l’Europe, de l’Afrique et du Moyen-Orient dépendent d’une coopération beaucoup plus renforcée », estime Nasser Kamel, Secrétaire général de l’Union pour la Méditerranée (UpM).
LA TRIBUNE AFRIQUE – Vous avez eu une présence très marquée à l’Aerospace African Forum. Quel est l’intérêt pour l’UpM de cette rencontre business centrée sur l’industrie aéronautique en Afrique ?
NASSER KAMEL – Cette grand-messe de l’aéronautique africaine a pu réunir plusieurs membres de l’Union pour la Méditerranée dont le Maroc qui en est également l’hôte. Et voir de près la réussite marocaine, comment ce pays a réussi en peu de temps -quatre ou cinq ans- à développer un secteur aéronautique innovant, dynamique, à la pointe de la technologie et parvenant à faire partie des chaînes d’approvisionnement de l’industrie mondiale est tout à fait intéressant. Il était donc important d’apprendre comment la stratégie marocaine est réplicable dans d’autres pays de la zone méditerranéenne.
Par ailleurs, les décideurs et industriels du secteur étaient intéressés à découvrir la vision de l’Union pour la Méditerranée vis à vis de la nécessité d’une intégration économique renforcée entre les deux rives de la Méditerranée -le Sud et le Nord. Il était donc opportun que je sois présent, afin de partager ma vision de ce que nous devrions faire pour mieux coopérer dans la région.
Face à un monde en mutation, une Europe développée et une Afrique du Nord qui progresse, comment une coopération économique efficace -notamment sur le plan industriel- peut-elle s’établir quand l’innovation technologique devient centrale, sur fond de défi climatique ?
A mon sens, il faut d’abord reconnaître qu’on est dans la région la plus affectée par les changements climatiques. En Méditerranée, on se chauffe 20 % plus rapidement que le reste du monde, mis à part l’Antarctique qui est une zone non habitée. Alors on a un défi climatique énorme dans cette région. On a d’une part, l’Union européenne (UE) qui a l’ambition d’arriver à la neutralité carbone en 2030 et à zéro émission en 2050. On a les énergies renouvelables -pour lesquelles il faut énormément de terrain et de main d’œuvre-, la production d’hydrogène vert… Tout cela nous amène à une conclusion très simple: je ne vois pas comment l’Europe va pouvoir arriver à réaliser le New Green Deal sans investir dans le renouvelable au Sud. Et on voit déjà -surtout dans deux pays de la région que sont le Maroc et l’Egypte- le nombre d’accords préliminaires de production d’hydrogène vert est impressionnant. Il reste que ces accords se traduisent par de vrais investissements. Au-delà, il faudrait aussi développer l’infrastructure en matière d’interconnexion électrique pour que le Maroc et l’Egypte et d’autres pays puissent vendre à l’Europe de l’électricité propre.
Les choses commencent à aller dans ce sens. A la COP 27, le Maroc et l’Espagne ont signé la première interconnexion à travers le Portugal, la France, voire même l’Allemagne. J’ai eu l’honneur d’y assister. L’Égypte fait à présent la même chose avec la Grèce pour atteindre le reste de l’UE, de même qu’avec l’Italie. On voit donc bien que le besoin existe et les ressources sont complémentaires. Il faut à présent investir dans la technologie, parce qu’en termes d’espaces, quand on regarde le désert qui s’étend du Maroc à l’Egypte, le potentiel est énorme. Investir dans la technologie favorisera non seulement le transfert technologique vers le Sud, une coopération renforcée et des investissements ciblés.
Le secteur privé est central dans cette démarche, mais quel rôle les gouvernements pourraient-ils jouer afin de renforcer cette coopération économique?
Pour que le secteur privé atteigne son plein potentiel, il faut créer le cadre juridique, légal et institutionnel qui lui permette de travailler et de travailler ensemble. En ce qui concerne l’énergie, il faut travailler pour créer un espace ou un marché d’énergie équitable, soutenable et facile, et qui permette les échanges. C’est le rôle des gouvernements. Il faut arriver à travailler pour une vraie zone de libre-échange commune. Nous avons aujourd’hui des accords de libre-échange entre le Maroc et l’Europe, entre l’Egypte et l’UE, la Tunisie et l’UE … Mais il faut une zone de libre-échange euro-méditerranéenne. Il faut des règles d’origine euro-méditerranéennes. Ce sont autant de chantiers sur lesquels nous travaillons avec les décideurs politiques afin d’amener la région euro-méditerranéenne à s’intégrer davantage.
Lorsque vous évoquez cette intégration, tenez-vous compte des grands projets énergétiques comme le projet de gazoduc Maroc-Nigeria (un pays du Sud du Sahara) et Algérie-Nigeria visant notamment à couvrir d’Afrique de l’Ouest, mais aussi à faciliter les livraisons de gaz vers l’Europe ?
Le gaz reste toujours une énergie de transition parce qu’elle est moins polluante que les autres énergies fossiles. Dans ce sens, ces projets sont très utiles. De plus, ils ont un effet positif par rapport à l’autosuffisance européenne surtout sur fond de guerre en Ukraine. Ces deux éléments sont importants. Il y a également le projet Egypte – Chypre – Israël – Palestine – Liban qui porte également sur le gaz, avec les capacités d’électrification existantes en Egypte et dont l’export a augmenté de manière phénoménale ces derniers douze mois.
Cette source d’énergie qui est moins polluante dans une Europe qui utilisera le gaz jusqu’à 2050 et dans un monde où on voit malheureusement que les investissements dans ce genre de projet ont beaucoup baissé au cours des dix dernières années, provoquant des pénuries énormes, comme constaté ces derniers mois. Je crois que ce projet marocain, ce projet algérien et ce projet à l’Est de la Méditerranée entre cinq pays ont tous un rôle positif dans le renforcement de l’intégration régionale. Ils favorisent la valeur ajoutée économique dans les pays du Sud et rendent l’Europe moins dépendante d’autres fournisseurs d’énergies dont le gaz.
Le financement est une question cruciale en matière de coopération économique. Comment l’abordez-vous à l’UpM?
En matière de financement, il est important de déterminer les secteurs en faveur desquels il faut mobiliser les fonds à moment donné. Au niveau de l’UpM, plusieurs secteurs sont concernés par des projets de soutenabilité (énergies renouvelables, le traitement de l’eau…) Dans ce sens, il suffit de fédérer les différents bailleurs de fonds et nous en avons la capacité. Nous sommes actuellement en train de travailler sur un fonds d’investissement axé sur l’économie bleue: le renouvelable, le transport maritime propre, le traitement des eaux usées, la dépollution de la Méditerranée… Notre ambition est de lancer une plateforme de 1,3 milliard d’euros. Ce n’est pas encore fait, nous sommes en pourparlers avec différents acteurs dont la BERD [Banque européenne de reconstruction et de développement], la BEI [Banque européenne d’investissement], l’Agence française de développement [AFD], l’Agence espagnole pour la coopération internationale au développement (AECID) et les pays du Sud, surtout le Maroc, l’Egypte et la Tunisie. Ces derniers sont -à ce stade- les trois pays bénéficiaires, en espérant que cela s’étende à d’autres pays du Sud, sachant que ceux-ci y mettent également des fonds. L’argent ne viendra donc pas uniquement du Nord, mais aussi du Sud. Il faut savoir que la Méditerranée est une région au sens large qui se porte très bien quand il s’agit de finance climat. C’est une région qui se débrouille mieux que beaucoup d’autres régions du monde.
Quand il s’agit d’investissements industriels et autres, c’est le secteur privé qui doit se mobiliser. Et au regard de l’industrie aéronautique et automobile au Maroc, les industries en général en Egypte ou en Tunisie dans le textile, les engrais, l’acier, l’électroménager…, il y a une montée en puissance des pays du Sud dans la production de ces produits et leur exportation vers le Nord. Mais, il faut beaucoup plus. Dans ce sens, l’Europe doit regarder de près l’idée d’emmener ses centres d’approvisionnement en Afrique du Nord et en Afrique subsaharienne, car un monde où l’on dépend des chaînes d’approvisionnement de 7 000 à 8 000 Km n’est soutenable ni écologiquement, ni économiquement.
Au-delà de la dimension régionale, comment la Méditerranée se pense-t-elle dans un monde globalisé ?
La globalisation est faite pour rester, mais sous une formule différente. On dit souvent : il faut penser global et acter national, il faut penser régional et acter national, tout en intégrant la globalisation dans le processus. Mais pour que cette grande zone -qu’est l’Europe, l’Afrique au sens large et le Moyen-Orient- puisse devenir un chiffre important dans le monde de demain, elle doit s’intégrer davantage, à l’image que fait notamment la grande Asie ou ce que font les Américains avec le Mexique et le Canada. Et pour y arriver, nous avons un énorme travail à abattre. Il faut de la volonté politique et il faut que les deux rives de la Méditerranée arrivent à la conclusion que leur bien-être et leur futur dépendent d’une coopération beaucoup plus renforcée.