Source: INVESTIG-ACTION

JESSICA DOS SANTOS / RICARDO VAZ

Éditorial / L’Argentine et le Brésil lancent une monnaie commune

Le Brésil et l’Argentine vont émettre une monnaie commune appelée « Sur » pour stimuler le commerce régional et réduire la dépendance au dollar américain. Les présidents Lula da Silva et Alberto Fernández ont déclaré dans un article commun que cette initiative permettra de réduire les « coûts de fonctionnement » et la « vulnérabilité extérieure ».

Il s’agit d’un projet complexe qui peut représenter une étape fondamentale pour une intégration latino-américaine et qui renforcerait considérablement la souveraineté de la région. Bien qu’il soit initialement conçu par les deux principales économies du Cône Sud, plusieurs porte-parole ont précisé que l’idée était d’étendre le mécanisme à d’autres pays du continent.

Le travail préparatoire ne fait que commencer et il y a de nombreux détails à définir, ainsi qu’une série de défis et de dangers auxquels il faut faire face. L’idée initiale est que les deux pays entretiennent des échanges commerciaux dans la sphère « Sud » sans que cela implique les monnaies nationales.

En ce sens, le commerce serait nécessairement évalué dans le « Sud », mais les importateurs et les exportateurs paieraient en reais/pesos. Ce projet de monnaie doit fixer les taux de change en fonction de différents facteurs.

Une autre possibilité intéressante serait le fait qu’une autre devise que le dollar américain soit utilisée comme référence, par exemple le yuan, compte tenu des relations commerciales croissantes avec la Chine. Dans ce type de scénario, le dollar serait donc  complètement contourné.

Les avantages immédiats sont assez évidents. Pour ne citer qu’un exemple, l’Argentine, lourdement endettée, pourra importer des marchandises du Brésil sans dépenser ses réserves en devises. De même, à l’heure où les deux nations réfléchissent à d’autres projets communs tel qu’ un pipeline pour exporter du gaz de l’Argentine vers le Brésil, la nouvelle monnaie pourrait également être utile.

Il faut se rappeler que ce n’est pas la première initiative de cette nature. Il y a plus de dix ans, un projet qui permettait simplement aux pays de payer dans leur propre monnaie avait eu des résultats modestes. Lula l’a qualifié d’ »expérience timide ».

Plus récemment, lorsque les deux nations avaient des présidents de droite (Macri et Bolsonaro), une idée similaire avait émergé et aurait été appelée « peso reai ». Cependant, à cette époque, la Banque Centrale du Brésil avait freiné le projet.

En envisageant le projet au-delà du territoire de l’Argentine et du Brésil, ce qui lui donnerait une véritable importance géopolitique, il convient d’analyser avec soin les défis qui se posent afin que cette initiative ne démarre pas avec des “défauts de fabrication”.

En premier lieu, quel organe dirigera cette monnaie ? Différents économistes ont évoqué l’idée d’une « Banque centrale » qui collecterait une fraction des réserves de chaque pays (dans des proportions déteminées) et prélèverait une « taxe » sur les transactions en monnaie unique.

Le concept avait déjà été envisagé au niveau de différentes alliances régionales bien qu’il n’ait jamais été concrétisé. On pourrait envisager les étapes suivantes tel que le financement de projets d’infrastructure, qui ouvriraient de nouvelles possibilités pour le développement de la région.

Néanmoins, d’autres questions se posent alors: selon quel concept cet organe central fonctionnerait-il ? Comment les décisions seraient-elles prises ? Le progressisme n’est pas à l’abri des sirènes de la technocratie, et nombreux seront ceux qui pensent qu’il suffit de nommer les meilleurs experts pour s’assurer un succès.

A ce stade, le (mauvais) exemple de l’euro, véritable camisole de force sous le diktat d’un groupe de personnes qui ne répond à aucun électorat, constitue un avertissement. Constat à prendre avec un peu de distance vu qu’il ne s’agit pas ici de proposer une monnaie qui remplacerait les monnaies nationales.

D’un autre côté, les gouvernements actuellement en place ne voudront pas d’un projet qui serait  instantanément abandonné lors d’un éventuel retour au pouvoir de la droite. C’est un équilibre délicat, mais, en fin de compte, un projet qui ne répondrait pas aux aspirations populaires sera soit un échec, soit un autre mécanisme d’accumulation de richesses  pour la bourgeoisie.

Parallèlement à la question de la monnaie unique, d’autres défis se posent, notamment la résurrection des structures d’intégration régionale telles que l’UNASUR. Ici aussi, il s’agit de tirer les leçons des erreurs du passé qui avaient permis que les alliances soient si facilement paralysées. Avec une organisation cohérente, l’Amérique latine serait en mesure de négocier en tant que « bloc » avec des partenaires commerciaux comme la Chine.

Toutefois, ce qui se trouve au cœur du problème c’est l’avenir, la conception de la société future au milieu d’un système capitaliste qui va de crise en crise. Les gouvernements progressistes continuent de s’accrocher à l’idée qu’un capitalisme raisonnable est possible, en alliance avec une partie de la bourgeoisie. Il est certes possible d’alimenter cette illusion avec des prix élevés des matières premières,  mais cela ne peut pas durer indéfiniment.

Enfin, il n’existe pas de moyen de dépasser les contradictions sans penser au-delà du capital,  en construisant des circuits économiques alternatifs et de nouveaux rapports sociaux. La redistribution est une étape initiale et indispensable, mais elle est facilement réversible. La matrice productive doit être changée et, avec elle, la propriété des moyens de production. C’est la leçon la plus difficile, celle qui a été la moins comprise, mais c’est la plus importante de toutes.

 

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