Source: Afrique Tribune« Ce n'est pas au Nord de dire à l'Afrique ce qu'elle doit faire », Justin Vaïsse, Forum de Paris sur la paix.
« Ce n’est pas au Nord de dire à l’Afrique ce qu’elle doit faire », Justin Vaïsse, Forum de Paris sur la paix. (Crédits : DR)

LA TRIBUNE AFRIQUE – La réunion de printemps du Forum de Paris sur la paix récemment organisée au Maroc – en partenariat avec l’Université Mohammed VI Polytechnique (UM6P)- avait pour thème les transitions justes, avec un accent sur la révolution agricole en Afrique et la transition verte par les minéraux critiques. D’entrée de jeu, pourquoi ce focus sur le continent africain ?

JUSTIN VAISSE Au début du Forum en 2018, le lien Nord-Sud a été un élément fort de son identité. Il y a d’ailleurs – dans le conseil exécutif du Forum – des organisations du Nord et du Sud à parité. Le Forum n’est donc pas une organisation française qui invite les gens du sud à travailler ensemble. C’est par nature une organisation Nord-Sud. Nous avons au board des organisations qui viennent de l’Inde, du Mexique, d’Indonésie et d’Afrique. L’UM6P à titre d’exemple – qui était l’hôte de cette réunion de printemps – est maintenant au board, tout comme Sciences Po. Nous sommes donc à la fois une diversité d’acteurs très grande envergure, des gouvernements, des fondations, des entreprises, des think tanks, venant du Nord et du Sud. Et nous travaillons sur divers aspects de ce lien, afin de réduire la fracture Nord-Sud, notamment sur la question du financement, du développement et du climat. Il s’agit pour nous de trouver comment on fait pour trouver l’argent et les bonnes politiques pour faire avancer à la fois la cause de la lutte contre le changement climatique – qui est souvent une préoccupation prioritaire aux yeux du Nord – et la question du développement et de sortir de la pauvreté qui est souvent une priorité du Sud. Il est question pour nous d’arriver à concilier ces deux priorités et aboutir à des politiques justes pour tous.

A Benguérir – parce que nous n’avions qu’une seule journée et que nous voulions être efficaces tout en ayant de l’impact – nous avons souhaité mettre l’accent sur la transition énergétique, en particulier sur la meilleure gouvernance de cette formidable croissance, l’exploitation des minéraux critiques sans qu’ils deviennent un motif d’exploitation des pays du Sud dont la République démocratique du Congo [RDC]. Nous avons ensuite fait de l’agriculture africaine une priorité, avec le lancement de ce laboratoire qu’on appelle Atlas, pour essayer de trouver la bonne conciliation entre le Sud qui doit fixer ses propres priorités et le Nord qui domine souvent dans les agences d’aide au développement, dans les organisations financières internationales (FMI, Banque mondiale), etc. La Commission européenne étant tout aussi importante dans le financement de cette agriculture.

La nutrition qui est par ailleurs une question complexe a également retenu notre attention. Et les problématiques en la matière sont différentes : surnutrition, obésité, sous-nutrition, malnutrition. Pendant la réunion de printemps, nous avons donc lancé un groupe d’experts chargé de faire des recommandations pour le sommet Nutrition For Growth qui aura lieu en mars prochain. Nous les avons rassemblés alors que c’est une communauté qui est très éclatée afin qu’ils puissent trouver les bonnes formules Nord-Sud. C’est la tradition du Forum et nous nous sommes focalisés sur ces trois sujets précis parce qu’ils sont importants dans ce schéma Nord-Sud.

Vous avez identifié « deux des plus grands défis du monde » : transformer l’Afrique en superpuissance agricole et mieux gérer les minéraux dont la planète a besoin pour alimenter la transition verte. Est-ce dire que l’avenir du monde, la stabilité à venir du monde dépend de ce que l’Afrique relève son défi agricole et arrive à devenir un fournisseur efficace de ses ressources stratégiques pour le monde ?

En partie, oui ! L’Afrique a un énorme potentiel agricole parce qu’il reste beaucoup de terres arables, lesquelles aiguisent d’ailleurs l’appétit de nombreux pays. Mais veut-on simplement que les pays avancés viennent acheter des terres en Afrique notamment les pays du golfe arabo-persique achètent des terres sur le continent et les exploitent ou alors veut-on que les Africains exploitent eux-mêmes ces terres et surtout parviennent à en augmenter les rendements ? Telle est la grande question. Le continent africain dispose encore une marge incroyable.  Et si les bonnes semences, les bons engrais, les bons pesticides …, sont utilisés, bref si l’Afrique fait un peu de technologie comme tous les autres continents, elle peut augmenter de 500% les rendements agricoles. Cela est très important, d’abord parce qu’il faut nourrir l’Afrique, le seul continent qui connaît encore une croissance démographique, alors que tous les autres continents vont stagner ou se réduire. Deuxièmement parce qu’il faut contrer les effets dans le sens inverse et notamment ceux dus au changement climatique, car le réchauffement de la planète va réduire les rendements agricoles dans plusieurs régions.

Ainsi il est possible qu’à terme, en raison du changement climatique, l’Afrique nourrisse le reste du monde, puisqu’elle a encore une énorme marge de progression et beaucoup de terres arables, c’est-à-dire qu’elle peut croître à la fois extensivement et intensivement. C’est un élément très important dont on ne parle pas beaucoup d’ordinaire et c’est la raison pour laquelle nous avons voulu y mettre l’accent, afin de sensibiliser les gens mais aussi arriver à un consensus du Nord et du Sud autour de cet objectif. Mais avant tout, ce consensus est d’abord africain.  Ce n’est pas au Nord de dire à l’Afrique ce qu’elle doit faire, ni à l’Ouest ni aux organisations nationales, mais que cela soit quelque chose de construit en commun pour que les bons investissements puissent se faire aux bons endroits.

Au forum de Paris sur la paix, le multilatéralisme est un sujet omniprésent et ces dernières années le débat est très alimenté autour de la réforme de l’architecture financière mondiale appelée notamment par la Banque africaine de développement. Quel est votre regard sur ce sujet, quand on sait que des domaines comme l’agriculture et la transition verte nécessitent d’importants fonds ?

Nous sommes tellement convaincus que c’est un des éléments stratégiques à mettre en place. La réforme de l’architecture financière mondiale est cruciale. Et c’est la raison pour laquelle nous avons travaillé toute l’année dernière sur ce sujet, puisque le Forum de Paris sur la paix a été un énorme contributeur au Sommet pour un Nouveau Pacte Financier de juin dernier, organisé par la France. À nouveau en novembre, donc six mois après, nous avons consacré la séance principale à cette question de la réforme des institutions financières internationales, avec notamment l’intervention de la Banque mondiale et du FMI. Le président Macron a demandé au président Macky Sall, désormais ex-président du Sénégal, d’assumer une mission autour de cette réforme, avec des attentes concrètes.

La reconduction des droits de tirage spéciaux vers les banques régionales, notamment la Banque africaine de développement, pour qu’elles puissent transformer leurs DTS en argent utilisable avec un effet de levier important est aussi un élément important vers cette réforme. Ces banques peuvent avoir les DTS avec des clauses de suspension des remboursements de dettes en cas de catastrophes climatiques, avec des mécanismes divers. Tout cela permet d’avancer et le Forum de Paris sur la paix s’est beaucoup engagé sur ces pistes.

La réforme de l’architecture financière mondiale est indispensable et elle a donc commencé. Des efforts ont été consentis : 200 à 300 milliards de dollars de plus ont été débloqués par la Banque mondiale, via des moyens techniques dont la baisse du niveau de capital requis pour les prêts, etc. Je ne vais pas rentrer dans les détails trop techniques, mais cela a globalement progressé. Aussi, l’arrivée d’Ajay Banga à la tête de la Banque mondiale a contribué à faire avancer cet agenda. Nous avons d’autres décisions techniques qui ont été prises. Il est vrai qu’il n’y a pas encore de grandes réformes des institutions financières internationales qui soient achevées, mais c’est en cours. J’espère que les choses iront plus loin, parce que pour l’instant, ce n’est pas suffisant.

Lors de la rencontre de Benguérir, Mo Ibrahim a rappelé qu’il restait beaucoup plus coûteux d’investir sur le continent africain qu’ailleurs à cause de la prime de risque, à cause des agences de notation qui cotent ce risque à un niveau beaucoup plus élevé que ce que beaucoup de gens estiment être normal. Par exemple, il reste beaucoup plus coûteux d’investir dans une ferme solaire au Kenya, au Sénégal ou au Liberia que dans la même ferme solaire en Allemagne ou en France. Outre ces problématiques, il y a la question de la volatilité des taux de change qui booste la prime de risque. Bref, il existe toute une série d’obstacles du genre qui rendent cette réforme nécessaire.

Parlons de la gouvernance mondiale. Comment vous appréciez son évolution dans le temps, notamment depuis le lancement du Forum de Paris sur la paix en 2018 ?

Déjà pour clarifier, la gouvernance mondiale sur laquelle nous nous penchons touche les sujets qui dépassent les frontières comme le réchauffement climatique, la pollution de l’air, les pandémies … Nous invitons tous les pays à participer afin de faire avancer les choses et fixons une ligne rouge pour les pays qui violent leurs engagements internationaux. En ce moment par exemple, la Russie a violé la Charte des Nations Unies en attaquant un pays qui ne l’a pas menacée. Pour cette raison, nous estimons que nous ne pouvons pas, pour l’instant, travailler avec la Russie.

Vous évoquiez tantôt la fracture entre le Nord et le Sud. Comment avez-vous observé le creusement de ce fossé entre 2018 et aujourd’hui ?

La coopération entre les pays du Nord et du Sud, en effet, se détériore. C’est justement la raison pour laquelle nous redoublons d’efforts. Cela justifie également le fait que nos efforts ne sont pas encore couronnés de succès, parce qu’on remarque depuis 2020 un élargissement du fossé Nord-Sud et une capacité diminuée à travailler ensemble. La raison est qu’il y a eu l’épisode du Covid, c’est-à-dire la fermeture des pays qui ont ouvert la porte à ce qu’on a appelé le nationalisme vaccinal. Celui-ci a été peut-être plus fort pour l’Union européenne [UE], qui a fait beaucoup plus que d’autres régions pour diffuser les vaccins.

Ensuite, il y a eu les effets indirects du Covid, notamment le fait que les pays du Nord ont massivement subventionné leur économie. On appelait ça en France le « quoi qu’il en coûte », mais c’est surtout aux États-Unis que la Fed a considérablement fait baisser les taux, et les présidents Trump puis Biden ont voté de gigantesques plans de soutien à l’économie. De ce fait, il y a eu beaucoup d’injections de liquidité dans l’économie, aboutissant à une inflation très forte. Celle-ci s’est diffusée et a conduit toutes les banques centrales à remonter les taux de crédit. Résultat : les pays du Sud, non seulement n’ont pas pu faire le « quoi qu’il en coûte » parce qu’ils n’avaient pas les ressources fiscales nécessaires, mais ils ont subi en plus la hausse des taux d’intérêt qui leur a été imposée, puisqu’ils ne décidaient pas des taux d’intérêt. La conséquence a été l’importante augmentation du coût de la dette.

Il y a eu d’autres effets indirects comme l’insécurité alimentaire due au blocage des exportations ukrainiennes par la Russie et la baisse de la production de blé et d’engrais, parce que Moscou avait utilisé l’arme alimentaire. Beaucoup de pays du Sud croyant que c’était le fait des pays du Nord, sont devenus méfiants, pourtant c’était en réalité le fait de la Russie. C’est ainsi que le fossé Nord-Sud s’est davantage creusé, d’où nos multiples efforts depuis l’année dernière pour le combler.

Aujourd’hui, nous essayons de faire l’inverse concernant l’agriculture africaine, la nutrition et les minéraux critiques, c’est-à-dire travailler avec le Sud pour trouver les formules de transition juste, afin que tout le monde s’y retrouve. D’ailleurs, le thème de notre septième édition du Forum, le 11 novembre prochain est « A la recherche d’un ordre mondial qui fonctionne pour tous », c’est-à-dire un ordre mondial dans lequel on arrive à faire fonctionner les institutions pour qu’elles répondent aux besoins des pays du Sud. C’est pour nous une manière de lutter contre l’éloignement du Nord et du Sud.

Le monde fait face à un cocktail de crises : le conflit russo-ukrainien que vous évoquez, mais aussi la guerre Israël-Hamas, la guerre à l’Est de la RDC qui oppose ouvertement les autorités congolaises et rwandaises, la situation au Sahel, etc. Sachant que toutes ces crises ont une forte incidence sur le socio-économique, êtes-vous optimiste concernant la paix dans le monde ?

Il y a un lien profond entre la gestion des biens publics communs (ressources communes dont les espaces communs, celles du climat, celles de la santé, etc) d’un côté et la sécurité de l’autre. Je ne dis pas que c’est le seul lien car, les hommes font parfois la guerre pour des raisons qui ne sont pas simplement socio-économiques, mais il n’empêche, un monde mieux gouverné est un monde plus pacifique et à l’inverse, un monde où il y a plus de tensions, est un monde moins bien gouverné parce qu’il y est plus difficile de gérer ensemble les défis communs. Typiquement, si les tensions entre les États-Unis et la Chine continuent de monter, il deviendra de plus en plus difficile d’obtenir des accords sur d’autres sujets qui sont pourtant de l’intérêt de la Chine et des États-Unis et de nous tous, le climat à titre d’exemple.

La géopolitique menace donc la coordination mondiale, la gouvernance globale. Nous, en tant que Forum de Paris sur la paix, traitons de la paix, mais n’agissons pas directement sur les crises. A titre d’exemple, nous ne rassemblerons pas les leaders en conflit. Nous n’avons donc pas de baguette magique pour la guerre civile au Soudan, ni pour ce qui se passe à l’Est de la RDC. Ce que nous essayons de faire, c’est de créer les conditions dans lesquelles, par exemple, les minéraux de transition -qui font l’objet de plus d’attention politique- seront mieux gérés, parce qu’au cœur de ce conflit à l’Est de la RDC, il y a une vraie question autour des minéraux critiques.

Nous essayons donc de créer des cadres politiques qui permettent d’apaiser ce type de tensions. C’est incomplet, partiel, mais nous ajoutons notre pierre à l’édifice et nous ne prétendons pas faire la paix tout de suite et maintenant, nous prétendons simplement créer les conditions pour un monde plus pacifique.

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