La récente victoire de Donald Trump aux élections présidentielles américaines de 2024 soulève des inquiétudes concernant l’avenir de la guerre en Ukraine. Entre les déclarations « ambiguës » du président élu et les perspectives d’un désengagement des États-Unis, plusieurs questions se posent quant aux implications potentielles pour l’Ukraine, la Russie, l’Europe, la sécurité européenne et l’ordre mondial. David Dubé, candidat au doctorat en science politique à l’université McGill, se spécialisant en économie politique et étudiant le développement politique d’Europe centrale et de l’est, adresse ces questions dans un entretien.
Contextualiser le conflit russo-ukrainien et la guerre en Ukraine depuis 2022
Noemi Jacquemet (NJ) : La guerre en Ukraine s’inscrit dans un contexte historique complexe, marqué par les relations géopolitiques et culturelles entre la Russie et l’Ukraine. Cette dynamique a évolué au fil des années, notamment après l’annexion de la Crimée en 2014, et a atteint son paroxysme en 2022. Mais plus précisément, comment les racines historiques et géopolitiques entre la Russie et l’Ukraine expliquent-elles l’escalade du conflit en 2022 ?
David Dubé (DD) : En fait, les Ukrainiens, Russes et l’ensemble des cultures slaves, qu’il soit question des cultures slaves de l’Ouest (Tchèques, Slovaques, Polonais), d’Est (Ukrainiens, Russes et Bélarusses) et du Sud (Bulgares, Serbo-Croates, Slovènes et Macédoniens), se retrouvent un peu partout dans les Balkans et se sont croisées à d’autres cultures avec le temps. Bien que toutes ces cultures tracent une part importante de leurs origines aux Rus’ de Kyïv, un regroupement de principautés qui occupaient ce qui se retrouve aujourd’hui en partie en Ukraine, en Russie et au Bélarus, les Ukrainiens, Bélarusses et Russes ont eu des trajectoires sociopolitiques plus interconnectées. Ceci est notamment le fait de leur proximité géographique historique, mais surtout de l’impérialisme Russe, qui a subjugué Ukrainiens et Bélarusses pendant plusieurs centaines d’années sous l’Empire russe et par la suite l’empire soviétique. Durant cette longue période, les administrations russes ont tenté d’imposer une « russification » de ces régions, imposant la langue et les pratiques culturelles russes en Ukraine.
Cependant, avec la chute de l’URSS, l’Ukraine a tenté de se distancer de Moscou et dessiner son propre destin en tant que nation indépendante mais surtout, européenne. En réponse à cette chute, Moscou a tenté de se ré-impérialiser et assurer sa domination régionale dans ce que le Kremlin juge être sa sphère d’influence (région comprenant les pays anciennement membres de l’URSS). Ces dynamiques se sont intensifiées avec les années et la volonté de plus en plus marquée des Ukrainiens de démocratiser leur État et se rapprocher de l’Union européenne, mais aussi de l’OTAN. La révolution Orange de 2004-2005 mais encore plus l’Euromaïdan de 2014 furent des moments charnières dans ce processus, mais aussi dans le développement de la réaction impériale russe qui décida d’annexer la Crimée en 2014 par suite de la chute du régime pro-russe de Viktor Ianoukovitch et ensuite de supporter le conflit sécessionniste au Donbass, dans les régions de Donetsk et Louhansk.
Enfin, ce conflit s’est escaladé jusqu’à la décision de déclencher une invasion totale de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, par suite de ce rapprochement de plus en plus important de l’Ukraine avec l’Europe et cette vision, du côté du Kremlin, que l’Ukraine serait perdue à jamais aux mains de l’Occident.
L’approche de Trump face à la guerre en Ukraine
NJ : Donald Trump a promis de mettre fin à la guerre en Ukraine en 24 heures, en suggérant des mesures comme le « gel des positions militaires actuelles » et une neutralité imposée à Kiev. L’instauration d’un « conflit gelé » en Ukraine, rappelant des précédents historiques, comme la division de la Corée, vise à stopper les combats en établissant une ligne de démarcation entre les territoires occupés par la Russie et ceux sous contrôle ukrainien. Ce scénario garantirait à Moscou un contrôle durable sur une partie significative du territoire ukrainien, soit 18.2 %. Ainsi, comment peut s’évaluer la faisabilité et les implications pratiques d’un tel plan, notamment pour l’Ukraine et sa souveraineté territoriale ? Et, dans quelle mesure le gel du conflit, tel que proposé par Donald Trump, pourrait-il être considéré comme une victoire stratégique pour la Russie, et quels seraient les risques pour la sécurité européenne si un tel accord était mis en œuvre ?
DD : Il faut comprendre qu’avant 2022, le conflit était déjà gelé dans l’Est ukrainien et la Crimée, du fait que l’Ukraine ne recevait aucun support adéquat pour reprendre la Crimée ou encore faire des avancées significatives au Donbass. Ceci était notamment le résultat d’alliés occidentaux effrayés d’écorcher la Russie, mais également refusant de considérer les demandes de l’Ukraine au même niveau que ceux des grandes puissances occidentales, notamment les États-Unis.
Avec une optique dans laquelle Donald Trump permettrait un gel du conflit, il y aurait évidement un énorme gain pour la Russie qui aurait un contrôle beaucoup plus formel sur les régions qu’elle tentait de contrôler avant 2022, ainsi qu’une connexion entre ces régions et la Crimée. Cependant, il est difficile de concevoir une réalité dans laquelle le président Zelensky, tout comme l’entièreté des Ukrainiens et plusieurs membres de la communauté européenne, accepteront cette imposition d’un gel et d’une neutralité ukrainienne.
Il faut se rappeler qu’une neutralité ukrainienne avait été offerte en 2022 pour éviter l’invasion imminente et que la Russie avait refusé catégoriquement tout offre plus basse qu’une reconnaissance de l’annexion de la Crimée et l’indépendance de régions à l’Est de l’Ukraine.
Évidement, les États-Unis pourraient suspendre leur support à l’Ukraine et cela aurait un effet dévastateur sur la capacité de Kyïv à gagner le conflit et repousser les troupes russes. Cependant, il est difficile d’envisager un futur dans lequel l’Ukraine laisserait passivement la Russie prendre le contrôle de 18 % de son territoire.
Le rôle des États-Unis
NJ : Sous Joe Biden, les États-Unis étaient le principal soutien militaire et financier de l’Ukraine, avec plus de 61 milliards de dollars d’aide à la sécurité de l’Ukraine, mais Donald Trump critique l’ampleur de cet investissement. Si l’aide américaine venait à diminuer ou à cesser, l’Europe a-t-elle la capacité de combler ce vide, ou assiste-t-on à une potentielle fracture dans le soutien occidental à l’Ukraine ?
DD : Bien que les États-Unis soient le plus important supporteur de l’effort militaire ukrainien, Washington n’est pas le seul allié et la forte majorité des pays occidentaux, l’OTAN et l’UE visent toujours un support prolongé à l’Ukraine. Certainement, sans l’aide américaine, il semble peu probable que l’Ukraine puisse gagner le conflit définitivement. Cependant, il est tout aussi difficile de croire que la Russie pourra gouverner ces régions si le conflit se gèle car les forces ukrainiennes et la société civile ukrainienne ne risquent pas de rester passives.
Un risque important vient de l’aspect symbolique si Moscou parvient à occuper le territoire ukrainien en partie sans vraies représailles. Ceci représente un échec de l’effort démocratique et sécuritaire européen ainsi qu’un échec de l’ordre international libéral. Symboliquement, cela démontre que la Russie peut se permettre d’imposer son diktat impérial sur ses anciens sujets sans représailles de la plus grande puissance mondiale et l’alliance contemporaine la plus puissante.
Les répercussions pour la Russie
NJ : La perspective d’un cessez-le-feu basé sur les lignes actuelles semble offrir à la Russie un avantage stratégique et territorial significatif. En quoi la posture de Donald Trump pourrait-elle renforcer la position de Vladimir Poutine et encourager des actions similaires ailleurs dans le monde ?
DD : Cette décision de permettre une certaine victoire à la Russie par un gel du conflit ou une cessation du support à l’Ukraine légitimise ce type d’actions impériales par d’autres États autoritaires qui auraient une certaine puissance pour s’opposer aux États-Unis ou à une alliance d’État démocratiques opposés. Plusieurs pensent à la Chine et Taiwan, bien que la situation ne soit pas la même et que la Chine ne désire peut-être pas se mettre à dos autant de partenaire économique. Tout de même, permettre à la Russie d’échapper à un échec militaire et de réelles réparations de guerre, de lui permettre de commettre des crimes de guerre et contre l’humanité en partielle impunité ouvre la porte à ce genre de comportement par d’autres États qui voudraient faire la même chose s’ils venaient à rencontrer une situation similaire.
Autrement, cela démontrerait que les États démocratiques, ne sont pas aussi puissants que les structures de la gouvernance mondiale et ces États eux-mêmes voudraient prétendre.
La position de l’Ukraine
NJ : Le président Zelensky a exprimé un optimisme prudent face à Trump après sa réélection, tout en réaffirmant son refus de céder du territoire ou de renoncer à l’entrée dans l’OTAN. Jusqu’où l’Ukraine peut-elle résister aux pressions pour accepter un plan de paix désavantageux, et quelles pourraient être les répercussions politiques pour le gouvernement Zelensky ?
DD : Après d’innombrables morts civiles et militaires, une destruction de ses infrastructures et une occupation illégale de son territoire, il est peu probable de voir l’Ukraine capituler sans voir un renversement complet de son gouvernement et des tensions politiques extrêmes au sein de l’élite politique et la société civile ukrainienne. Il faut se rappeler qu’au départ, lorsque l’État n’était pas préparé à répondre, c’est la société civile ukrainienne qui a répondu, armée jusqu’aux dents de cocktails Molotov et d’armement de l’époque soviétique. Il y a fort à parier que cet effort ne s’estompera pas et qu’il survivra autrement et informellement même dans un scénario catastrophe de capitulation ukrainienne totale.
Les implications pour l’Europe
NJ : La victoire de Donald Trump pourrait marquer un tournant dans les relations transatlantiques, avec un risque de désengagement américain en Europe. Comment les pays européens peuvent-ils se préparer à une réduction du rôle des États-Unis dans l’OTAN, et quelles stratégies pourraient être mises en place pour éviter une escalade des tensions avec la Russie ?
DD : Bien qu’une nouvelle présidence Trump annonce des relations plus tendues entre l’OTAN et Washington, plusieurs pays membres, spécialement ceux d’Europe centrale et de l’est, remplissent déjà leurs obligations et vont même au-delà de ce qui est attendu. Bien sûr, une réponse plus agressive de Trump face à l’OTAN et des menaces répétées de retrait du support risquent d’augmenter le support de certains membres d’Europe occidentale et du Canada. Toutefois, le retrait d’un support américain ne risque pas d’escalader les tensions avec Moscou. Plutôt le support américain et l’octroi de nouveaux équipement et de permissions, telle que la récente permission d’utiliser des missiles à longue portée, sont au cœur de l’augmentation des tensions.
Néanmoins, il reste difficile d’anticiper ce que le président Trump fera, comment ses idées seront reçues par l’Ukraine et la Russie et s’il sera réellement en mesure de terminer ce conflit. Dans un scénario très probable dans lequel l’Ukraine ne veut céder aucun territoire et reprendre son intégrité territoriale complète, l’imprédictibilité de Trump pourrait aller dans n’importe quelle direction, incluant des pressions envers la Russie et l’octroi de matériel supplémentaire pour permettre la terminaison rapide et complète du conflit.
En matière de politique extérieure, Trump devra gérer le soutien américain à Israël, situation qu’il a promis de régler, ainsi que son obsession avec la Chine et les conflits commerciaux. Ce qui est certain, c’est qu’il ne pourra pas se concentrer sur l’entièreté de ces conflits étant donné l’état de la politique intérieure américaine. Ses choix auront un impact significatif sur le futur du conflit et la capacité à l’Ukraine d’atteindre la victoire.
Noemi Jacquemet
Noemi Jacquemet est étudiante en troisième année de Licence en Sciences Politiques et Développement International à McGill University à Montréal. Elle s’intéresse notamment aux problématiques concernant les droits humains, les conflits et la politique extérieure.