Mohamed Tahar Bensaada
A son corps défendant, Erdogan aura été l’homme de la paix en Libye. Alors que son annonce de faire intervenir son armée pour sauver ses alliés de Tripoli sérieusement menacés par l’avancée des forces de Khalifa Haftar faisait craindre une guerre régionale ouverte, voilà que le porte-parole de Haftar vient d’annoncer un cessez-le-feu à la surprise de tous les observateurs. Il s’agit là d’un tournant dans ce conflit qui dure depuis des années et qui s’est aggravé en avril dernier quand les forces de Haftar ont décidé de prendre d’assaut la capitale libyenne. Que s’est-il passé entre-temps ?
La décision unilatérale de Khalifa Haftar semble avoir répondu à l’appel au cessez-le-feu lancé il y a 48 heures par les présidents Poutine et Erdogan, un appel qui a été suivi d’abord par un refus catégorique de Haftar avant que ce dernier ne se ravise 24 heures plus tard. Si la pression russe et turque y est pour une grande part, il est difficile d’expliquer les derniers développements sur la scène libyenne uniquement par ce facteur. En effet, la question qui reste posée est la suivante : pourquoi Moscou et Ankara ont attendu aujourd’hui pour appeler au cessez-le-feu les belligérants qui dépendent en grande partie de leurs soutiens respectifs ?
Si l’intervention conjointe des Russes et des Turcs en faveur d’un cessez-le-feu a fini par faire revenir à la raison Khalifa Haftar, il ne faut pas négliger le rôle des acteurs régionaux que les craintes d’un dérapage militaire préjudiciable à leur sécurité nationale ont permis de rapprocher alors qu’ils avaient des positions apparemment éloignées il n’y a pas si longtemps. En effet, le rapprochement inattendu entre l’Egypte et l’Algérie sur le dossier libyen, dont les principaux concernés se sont bien gardé de divulguer toutes les motivations secrètes, a sans doute pesé de tout son poids dans le changement de posture du « maréchal » de Benghazi qui promettait, il y a quelques jours, qu’il n’arrêterait pas son offensive avant la « libération » de Tripoli.
Sans le soutien militaire direct de l’Egypte et avec la probabilité de ne plus pouvoir compter sur les mercenaires russes, les forces de Haftar savent qu’elles sont impuissantes à continuer leur guerre contre leurs adversaires de Tripoli, à fortiori depuis que ces derniers sont désormais épaulés par plusieurs milliers de combattants « syriens » transportés en Libye par Erdogan. Tout laisse penser que l’armée égyptienne a bien calculé les risques démesurés d’une guerre régionale ouverte en Libye et a préféré se ranger sur la position algérienne marquée par une prudence extrême depuis le début du conflit. Les diplomates algériens n’ont eu aucun mal à convaincre leurs homologues égyptiens que la poursuite de leur soutien direct à l’effort belliqueux de Haftar était le meilleur cadeau que l’Egypte pouvait offrir à son adversaire géopolitique turc. Il faut ajouter à cela le fait qu’un enlisement de l’armée égyptienne en Libye risquait d’arranger les intérêts d’une autre puissance régionale dont on parle peu dans ce conflit mais qui continue de surveiller de près tout ce qui passe dans la région.
Le retour de la diplomatie algérienne à la faveur des derniers développements qui ont affecté la scène libyenne n’a pas échappé aux observateurs. Dès son discours d’investiture, le nouveau président algérien, Abdelmadjid Tebboune, avait déclaré que l’Algérie n’accepterait plus d’être marginalisée dans le processus diplomatique visant à trouver une issue politique au conflit libyen. Dès l’annonce de la décision du président Erdogan d’envoyer des forces en Libye, la diplomatie algérienne s’est ébranlée dans toutes les directions, en profitant du fait qu’elle a su garder les ponts avec les deux protagonistes et leurs parrains régionaux et internationaux respectifs. En l’espace de quelques jours, Alger est devenue la capitale de la région : après avoir reçu le président du Conseil de Tripoli, Fayez Al Siraj et le ministre turc des affaires étrangères, le chef de la diplomatie algérienne a reçu ses homologue italien et égyptien. Une convergence diplomatique semble s’être dessinée, il est vrai après que le sommet du Caire, qui avait réuni quelques jours auparavant l’Egypte, la France, l’Italie, la Grèce et Chypre, ait lamentablement échoué en raison du rapprochement russo-turc sur le dossier libyen.
En recevant le ministre turc des affaires étrangères, le président algérien a condamné vigoureusement l’attaque par les forces de Haftar de l’école militaire de Tripoli, a déclaré que la capitale libyenne était une ligne rouge pour l’Algérie et a appelé la communauté internationale à prendre ses responsabilités en vue d’imposer immédiatement un cessez-le-feu en Libye. Si cette déclaration pouvait apparaître comme un soutien explicite au gouvernement de Tripoli soutenu par Ankara, le communiqué officiel qui a couronné les pourparlers entre les deux pays a bien insisté sur le fait que les parties ne devraient rien entreprendre qui puisse aggraver la situation. Sous-entendu : l’envoi de conseillers et d’instructeurs turcs auxquels s’ajoutent quelques milliers de combattants « syriens » devrait servir à refroidir les ardeurs des forces de Haftar et de leurs alliés et se limiter à arrêter leur offensive contre la capitale libyenne. Bien entendu, la condition pour circonscrire l’intervention turque dans ces limites, était que l’Egypte ne tombe pas dans le piège d’une escalade militaire qui transformerait la Libye en une nouvelle Syrie.
Le cessez-le-feu décrété par Haftar et accepté par le gouvernement de Tripoli reste fragile et à la merci de n’importe quelle provocation dans la mesure où des acteurs régionaux continuent de pousser Haftar à prendre d’assaut Misrata et Tripoli comme on peut s’en rendre compte à la lecture de certains médias arabes. Mais il n’en reste pas moins une étape importante dans la voie de la résolution politique du conflit si les parties qui ont travaillé pour ce cessez-le-feu continuent leurs efforts politiques et diplomatiques à tous les niveaux : local, régional et international. Si l’Egypte et l’Algérie n’ont pas d’autre choix que d’aller la Conférence internationale de Berlin pour faire entendre leur voix et si elles n’ont pas les moyens d’empêcher l’intervention des Russes et des Turcs sur le terrain, rien ne leur interdit de privilégier d’autres pistes et d’autres enceintes régionales qui ne sont pas moins légitimes pour rechercher une issue diplomatique au confit libyen comme l’Union Africaine, la Ligue arabe et l’Union du Maghreb arabe.
A cet égard, l’Egypte et l’Algérie se doivent d’aider la Tunisie voisine en vue de retrouver sa place naturelle dans l’architecture diplomatique et sécuritaire régionale à un moment où des puissances cherchent à l’écarter pour faire payer au peuple tunisien ses derniers « errements » électoraux et le fait notamment d’avoir envoyé au Palais de Carthage un président aux positions souverainistes tranchées. Bien entendu, l’insistance sur le rôle diplomatique des Etats voisins de la Libye n’est pas incompatible avec l’implication des puissances méditerranéennes comme la France et l’Italie qui ne peuvent être indifférentes à ce qui se passe en Libye. Snobée par son allié italien et pointée du doigt par l’Algérie qui voit en elle -à juste titre d’ailleurs- un des principaux responsables de la situation actuelle en Libye, la France, marginalisée de fait par le condominium russo-turc, serait mal avisée de contrarier les efforts diplomatiques actuels des acteurs régionaux.
Mais s’il est compréhensible que les pays voisins cherchent à contribuer à la recherche d’une issue politique au conflit, il n’en demeure pas moins que pour garder toute sa légitimité, cette contribution devrait se limiter à accompagner les efforts des protagonistes libyens, tous les protagonistes, y compris la majorité silencieuse des Libyens qui ne se reconnaissent dans aucune des milices qui se déchirent entre elles, en prenant en otage la population civile, pour le contrôle du pouvoir et de la rente pétrolière. C’est pourquoi le processus tant espéré d’une reprise des discussions inter-libyennes pour une issue pacifique au conflit devrait être le plus inclusif possible et se concentrer sur l’impératif de la reconstruction d’un Etat national, unifié et indépendant autour d’une administration et d’une armée réellement nationale et donc débarrassée des milices de toutes sortes qui écument actuellement le pays.
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